Or donc, avant de mourir, j'aimerais, pendant plusieurs jours, descendre encore Garonne, mes vieilles amours, seul ou à deux, dans la mutité des choses, et pouvoir, le soir, amarrer notre barque à un peuplier, sur une berge déserte, pour contempler longuement, assis sur un gravier - vie hâtive, quelques minutes encore - , le soleil tomber, double et gris rosé, parmi les remous, le bagassé, la flamme vivace du courant, l'eau fade des eaux douces, le froissement des roseaux, la brise humide sur la peau, dans le calme horizontal et la fuyante mélancolie de ce qui ne cesse de se remplacer...Gluante, glauque, boueuse, jade bouteille, puissante sorcière, elle, ma longue maison serpentine liquide, mère, amante, soeur et fille, matrice divine de mon âge de poisson...
Michel Serres, né à Agen, sur Garonne
A mi-chemin entre Toulouse et Bordeaux, Garonne vire décidément à l'ouest après avoir buté au Nord sur le coteau où a commencé l'histoire d'Agen. Ce fleuve impétueux aux crues dévastatrices fut longtemps un axe de circulation plus porteur que les voies terrestres entre Méditerranée et Atlantique. Les gués permettant de le franchir à l'étiage étant éloignés en amont et en aval, Garonne constituait à Agen une frontière naturelle, sans pont qui lui résiste jusqu'à Napoléon. Dans cet entre-deux Guyenne/Gascogne a vécu un peuple de mariniers dont le souvenir est évoqué rive gauche par Le Passage d'Agen. Rive droite on se dit d'"Agen même" depuis la construction du pont de pierre. Les habitants des deux rives se retrouvent pendant la promenade dominicale sur le pont canal, ouvrage d'art le plus remarquable d'une ville dont presque tous les monuments ont été ensevelis... A moins qu'ils aient rendez-vous à Armandie, temple du rugby à l'Agenaise qui a fait lever les stades du monde entier avec les essais de Philippe Sella.
Que reste-t-il des premiers habitants d'Agen dont l'oppidum fut occupé dès la préhistoire ? Un site gaulois d'une ampleur exceptionnelle attesté sur le plateau, des
puits celtes dissimulés dans la falaise du coteau de l'Ermitage, un amphithéâtre romain révélé par un programme immobilier qui l'a enterré... A la place de la cathédrale gothique, abandonnée à
son effondrement, a été construite une élégante halle Baltard, sacrifiée elle-même à un marché couvert béton où revient de nos jours son fantôme, en window-dressing. Vagues d'invasion
successives, anéantissement des cathares (Albigeois et Agenais en nombre), guerres de religion catholiques/protestants,
rivalités entre pouvoirs épiscopal et consulaire n'ont pas épargné les édifices du passé. Les vestiges sont éparpillés entre Saint
Caprais, abbatiale promue cathédrale par défaut, les cornières des rues médiévales, des hôtels particuliers dont le fleuron constitue un magnifique musée, des villas Belle Epoque sur le coteau, et un alignement d'immeubles affichant l'opulence du négoce du 19ième siècle. A ne pas manquer, l'harmonie colorée des
chainages de briques et de calcaire, les premières rattrapant l'horizontale après plusieurs rangs de pierre foraine tout venant...
Les lieux successifs du pouvoir n'ont cessé de se déplacer après être descendus du coteau vers Garonne. Michel Serres a sans doute été inspiré par sa ville natale en écrivant "Les origines de la géométrie": Vivre au centre ou au dessus, être exclu à l'extérieur ou subir au dessous, voilà une seule et même chose. Hérodote n'hésite point à nommer centre le pouvoir et le pouvoir centre...alors qu'en vérité l'univers, anarchiquement se disperse". L'historien Olivier Granat a décrit comment l'ancienne grève du Gravier, conquise de haute lutte sur le lit de Garonne, fut pendant des siècles le lieu des manifestations de la vie économique et sociale, des grandes foires aux parades civiles et militaires, alors que l'intérieur de la cité bâtie pendant le Moyen Age avec ses rues tortueuses et étroites, ses maisons sans alignement, dépourvues de grands espaces ou places publiques...était épouvantable. A la suite du percement de deux boulevards perpendiculaires dans ce dédale, aucun centre ne s'est davantage imposé. La campagne avoisinante est venue "promener en ville", déambulant aujourd'hui sur un boulevard piétonnier plutôt que sur le Gravier séparé de Garonne par une voie rapide. A Agen on défile plus qu'on ne se rassemble. Et faute d'accès commode pour les véhicules, l'intérieur de la ville s'est vidé d'un grand nombre de commerces traditionnels qui ont disparu ou rejoint les grandes enseignes en périphérie: Acentrique, excentrée, Agen illustre doublement l'effet donut observé dans les villes moyennes.
Aujourd'hui disparue, la navigation commerciale de Garonne a longtemps prospéré sur les productions agricoles et textiles du légendaire Pays de
Cocagne. Mais la fermeture des débouchés, l'essor du chemin de fer, l'effondrement de la population du Lot et Garonne (qui fut plus nombreuse que jamais au milieu du 19ième siècle) ont plongé cette époque dans l'oubli, sans faire
oublier le mythe. Des paysans venus de toutes les régions, des artisans immigrés d'Italie ou d'ailleurs ont renouvelé la population avec une diversification dont sont nées des entreprises
familiales innovantes. L'Agropôle d'Agen créé par Jean François-Poncet a accompagné cette innovation
dans l'agro-industrie, avec l'ambition de valoriser une situation géographique médiane entre Bordeaux et Toulouse. Au moment de dessiner les nouvelles grandes Régions, une logique d'aménagement
du territoire aurait dû rassembler Aquitaine et Midi Pyrénées sur l'axe Garonne, avec Agen en médiatrice. A contrario, du Nord au Sud, la Nouvelle Aquitaine draine vers Bordeaux les services au
public qui étaient la raison d'être des petites préfectures périphériques. Cependant, à bientôt une demi-heure en TGV de Bordeaux et Toulouse, et préservée de leur engorgement, Agen demeure la
porte d'une campagne jardinée par une agriculture diversifiée. Ici la transition numérique ne conduit pas à un monde virtuel désincarné, mais permet de vivre et de
travailler au contact de la nature sans prétention urbaine. Ou comment utiliser un nouvel outil dans le bon sens.
Entre Guyenne et Gascogne, entre plaine et coteaux, entre brique et pierre, entre Garonne et canal de Garonne, entre deux mers... Agen ou l'intrication des
inséparables! Savez-vous que deux particules ont la capacité d'échanger des informations, même à distance, dès lors qu'elles
ont interagi dans le passé? Ce n'est pas un mystère, mais l'intrication quantique, mise en évidence par Alain Aspect, aujourd'hui prix Nobel de Physique, éminent physicien né à Agen et titulaire des
plus prestigieuses distinctions, dont la médaille Albert Einstein et la médaille Niels Bohr. Parmi les dix personnages qui ont leur portrait dans la salle des Illustres de l'Hôtel de
Ville, deux autres physiciens de renom: côté Guyenne Bernard Palissy, également géologue et agronome, qui le premier prôna l'expérimentation pour le progrès scientifique et
demeure célèbre pour son acharnement à découvrir les secrets de l'émail; côté Gascogne Jacques de Romas, qui avec un cerf volant électrique conçut le
paratonnerre indûment attribué à Benjamin Franklin. Tout aussi obstiné dans ses expérimentations, un autre créateur est paradoxalement resté dans l'ombre : Louis Ducos du Hauron, précurseur du
cinéma et inventeur incontesté de la photo couleur à partir de la trichromie, a réalisé à Agen en première mondiale le cliché couleur du coteau de l'Ermitage, tout en
s'intéressant déjà à la 3D. Dans l'entre-deux, la place est libre pour imaginer autre chose.
Agen, une première pour la photographie couleur, mais aussi une exceptionnelle collection noir et blanc de cartes postales anciennes, issues de la Phototypie Perret et remarquables par leur cadrage. Ces photos gardent le souvenir des pêcheurs d'alose et des femmes qui portaient avec une brouette le linge à laver au bord de Garonne. Elles témoignent aussi des derniers temps de la navigation et de l'extraction des cailloux dans le lit du fleuve, sans oublier les fêtes sur le Gravier en tenues élégantes, les foires et les marchés, les rues commerçantes et l'industrie.
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